Mondial 2022 : Plus de travailleurs vont mourir pendant la construction des stades que de footballeurs ne fouleront les terrains
Mondial
2022 au Qatar : le droit du travail, un sacré chantier
Au
Qatar, plusieurs centaines d’ouvriers meurent chaque année dans le
secteur du bâtiment. Et la Coupe du monde de football se prépare en
dehors de toute légalité.
Toutes
les heures au Qatar, 20 nouveaux ouvriers arrivent pour construire un
immense projet baptisé "Qatar 2030" et dont l'élément
phare est la Coupe du monde 2022, acquise dans des conditions
troubles.
Selon
l'Organisation internationale du travail (OIT), ils seront un million
d'ouvriers - immigrés - engagés au Qatar d'ici 2022. Pour
construire un aéroport, des infrastructures hôtelières, neuf
grands stades ultramodernes et... démontables, le Qatar n'en ayant
plus besoin après la Coupe du monde.
Avant
que ces ouvriers n'arrivent dans le pays le plus riche du monde (par
habitant), on leur parle d'un salaire mensuel de 1.200 à 1.300
riyals, soit 250 à 270 euros. Dans les faits, ce sera plutôt la
moitié, selon la Confédération syndicale internationale (CSI).
Au
moins 300 morts par an chez les ouvriers du bâtiment
Mettre
fin à "l'esclavagisme moderne" au Qatar est devenu la
priorité de la CSI, confirme à Rue89 l'Australienne Sharan Burrow,
secrétaire générale :
Ces
travailleurs n'ont pas de voix. Ils ne sont pas autorisés à se
syndiquer, ils n'ont pas de liberté au Qatar. Nous devons mettre la
pression sur le gouvernement qatari pour qu'il y ait une
amélioration."
"Plus
de travailleurs vont mourir pendant la construction (des stades) que
de footballeurs ne fouleront les terrains", a-t-elle affirmé au
journal grec Avgi.
Les
chutes d'échafaudages sont la deuxième cause de blessures graves au
Qatar après les accidents de la route. Il est extrêmement compliqué
de définir précisément le nombre de travailleurs blessés sur les
sites en construction.
Au
moins 300 ouvriers du bâtiment meurent chaque année sur leur lieu
de travail, chiffre communément admis. Leur dépouille est souvent
renvoyée dans leur pays d'origine dans un cercueil en bois. Ou
disparaît purement et simplement.
L'analyste
d'une ONG, qui souhaite rester anonyme car enquêtant actuellement au
Qatar, explique à Rue89 :
Souvent,
les travailleurs se sont lourdement endettés pour arriver au Qatar.
Ils voient fréquemment leurs passeports confisqués et peuvent être
contraints de signer un nouveau contrat en arabe qu'il ne comprennent
pas et qui revoit leur salaire à la baisse.
S'ils
décident de fuir, s'ils se blessent et ne peuvent plus travailler,
ils n'ont plus de moyens de subsistance. Ayant rompu leur contrat de
parrainage, ils sont également susceptibles d'être jeté en prison
à tout moment".
Plus
de 90% des habitants sont étrangers
Au
Qatar, un seul syndicat est autorisé et les étrangers en sont
exclus. Problème : le Qatar comptait environ 1.450.000 habitants en
2010 dont 90% de citoyens étrangers. Un record mondial.
Pour
Nabil Ennasri, auteur de "L'énigme du Qatarces travailleurs
immigrés sont victimes d'une ségrégation.
Certains
jours, les week-ends notamment, sont interdits aux immigrés dans les
grands centres commerciaux, et ils vivent dans des "labour camp"
en périphérie des grandes villes."
Le
Qatar ne s'est pas adapté à l'explosion du nombre de travailleurs
L'image
que renvoient ces camps d'immigrés est un problème pour la
monarchie, qui veut apparaître comme un modèle de développement
dans la région.
Répondant
à l'indignation de la communauté internationale, le gouvernement
qatari a récemment fait construire le camp de Barwa El Baraha. Un
prototype de ville nouvelle pour quelque 50.000 travailleurs
immigrés.
"Mais
la question législative et juridique et les conditions d'accueil et
de transit des ouvriers ne bougent pas encore, alors que c'est
précisément ce que demande la CSI", souligne Nabil Ennasri.
Pour
notre analyste, le Qatar ne s'est pas adapté à l'explosion du
besoin de travailleurs, ces 15 dernières années :
L'Etat
est suffisamment centralisé pour assurer ses obligations mais il est
trop permissif et trop peu équipé. Il n'y a que 150 inspecteurs du
travail pour une population de près de deux millions d'habitants et
d'environ 600 000 ouvriers du bâtiment.
Ca
devient donc une véritable loterie. Soit le patron respecte ses
ouvriers, soit il les exploite."
Le
système du kafala
Dans
un rapport publié en juin dernier, Human rights watch parle de
travailleurs en conditions très précaires. Pour certains cas,
"on
peut clairement parler d'exploitation", dit Nicholas McGeeghan,
fondateur de Mafiwasta, une association de défense des ouvriers dans
le Golfe persique:
Si
tous les ouvriers présents au Qatar ne sont pas des travailleurs
forcés, il est évident que le système en place permet voire
facilite leur exploitation."
Ce
système qu'adorent les entreprises de BTP, c'est le kafala. Méconnu
en Occident, il est pourtant l'une des clés de développement des
monarchies du Golf, explique le chercheur Gilles Beaugé :
Pour
s'installer ou travailler, tout étranger dans le Golfe, qu'il soit
entrepreneur ou simple ouvrier, a besoin d'un kafil (sponsor) qui est
à la fois le garant juridique de sa présence juridique dans le pays
et un intermédiaire avec la société locale."
Ce
système permettait à la base de déléguer à la société civile
le contrôle et la régulation de l'immigration. Mais le
développement à grande vitesse du Qatar et ses voisins ne permet
plus cette régulation. Les travailleurs immigrés se retrouvent à
la merci de leur employeur, qui joue le rôle du garant, du parrain,
et leur permet d'entrer sur le territoire.
Les
organisations internationales alertent régulièrement le Qatar sur
les dérives du kafala et appellent à son abrogation. Sa réforme,
en 2009, n'est pas allée aussi loin qu'ils l'espéraient.
"Le
Qatar viole des traités internationaux qu'il a ratifiés"
Pour
tous les spécialistes de la région et du droit international
interrogés, le Qatar viole le droit international. Nicholas
McGeeghan :
Le
Qatar a signé le protocole international contre le trafic d'êtres
humains de l'ONU. Il a aussi signé la Convention contre le travail
forcé. En ne s'assurant pas de leur respect, le gouvernement qatari
viole les traités internationaux qu'il a ratifiés."
La
CSI a discuté à de nombreuses reprises avec les dirigeants qataris.
Sharan Burrow a rencontré deux fois le ministre du Travail, à
Genève, en juillet dernier, puis lors du sommet climatique des
Nations unies, en novembre à Doha. Tim Noonan, son porte-parole :
"Le Qatar s'est engagé plusieurs fois à faire évoluer sa loi
du travail auprès de Sharan Burrow. Mais il n'ont jamais évoqué
clairement la liberté d'association."
D'autres
organisations internationales ayant rencontré les responsables
qataris se sont elles aussi vu promettre des avancées sur ce
dossier. Mais ces promesses sont restées lettre morte.
Il
en va de même de la Fédération internationale de football.
Le
2 décembre 2010, la Fifa attribuait l'organisation de la Coupe du
monde de football au Qatar. Une date historique : c'est la première
fois qu'un pays arabe sera l'hôte d'une compétition internationale
de cette envergure.
Mais
si cette Coupe du monde au Qatar a une infime chance d'être annulée,
ce sera du fait de l'enquête de l'Américain Michael Garcia sur les
conditions de son attribution, pas parce que le droit international
du travail est piétiné tous les jours sur les chantiers des stades.
Aurélien
Delfosse
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